Qu’est-ce que cet anti-intellectualisme, cette étrange bête culturelle qui prospère en RDC ? C’est une aversion viscérale pour la complexité, une allergie collective à tout ce qui ne se résume pas en un mot d’ordre ou en slogans creux. C’est une culture où réfléchir aux rapports de force, aux asymétries structurelles ou à l’accumulation primitive du capital est presque un blasphème. Là où parler de « structures systémiques » ou d’« inégalités économiques » suscite plus de méfiance qu’un politicien sans promesses.
L’histoire qui balance entre le comique et le tragique, c’est celle des réactions des Congolais, qu’ils soient au pays ou dans la diaspora, chaque fois que mes tribunes apparaissent dans les médias. C’est un spectacle mémorable ! Mes écrits semblent déclencher des vagues d’enthousiasme passionné, des chocs culturels, accompagnés de ce soupir exaspéré : « Ah non, encore lui ? » C’est le petit piment qui assaisonne tout.
Rien que le thème et la longueur de cet article suffisent à activer l’instinct de fuite de nos chers anti-intellectualistes. Ils se dispersent comme des gazelles en pleine savane, balançant au passage des critiques du genre « trop philosophe, » comme si l’être ou la pensée critique était une forme de lèpre intellectuelle. Pour eux, affronter une analyse, surtout de politique économique, qui dépasse trois paragraphes est un supplice digne des tragédies bantous. Mieux vaut encore s’ennuyer dans un séminaire administratif ou un long culte d’adoration que de s’aventurer dans les profondeurs d’une réflexion.
Et c’est là que l’absurde devient tragédie. Parce que dans un pays qui aspire à briser les cycles d’humiliation économique depuis plus d’un siècle, l’anti-intellectualisme est un poison qui ronge notre potentiel collectif. Au lieu d’armer la société de savoir pour lutter contre les injustices structurelles, cet état d’esprit réduit le débat cérébral à une plaisanterie de mauvais goût.
Le danger ? Prenons l’exemple du Venezuela, autrefois l’une des économies les plus prospères d’Amérique latine, qui s’est effondrée sous le poids d’une mauvaise gestion, d’un populisme simpliste, et d’un refus de prendre en compte les réalités économiques complexes. Ou encore le Zimbabwe, où les réformes agraires mal planifiées et les politiques économiques simplistes ont provoqué l’effondrement de l’économie, malgré des ressources naturelles abondantes. Et que dire de l’Argentine, un pays qui vacille d’une crise à l’autre, souvent à cause d’élites politiques qui évitent les décisions difficiles et préfèrent les solutions populistes à court terme.
Et la grande ironie ? Ceux qui fuient la pensée critique ne se rendent pas compte qu’ils laissent le champ libre aux cliques de truands et de charlatans de l’élite congolaise de continuer de se partager le pouvoir et de savourer une illusion d’opulence, pendant que le reste de la nation s’enlise.
Pile ou Face ?
Et de l’autre côté de cette pièce, il y a l’illusion d’intellectualisme. Ces personnages qui portent leur titre académique comme une couronne invisible, et pour qui « Professeur, » « Chef de travaux, » « Ingénieur, » ou « Docteur » ne sont pas des simples mots, mais des insignes d’une noblesse. Ils ne manquent jamais de rappeler leur statut, même au chien du voisin, comme s’ils détenaient les clés du cosmos de la pensée humaine. À l’image de leurs versions primitives, ces soi-disant « honorables » et « notables » jouissent d’un laissez-passer pour la présomption de sagesse, ils sont ivres de la présomption du savoir que tout le monde leur prête avec complaisance.
On peut citer l’exemple de l’Inde, où certaines élites universitaires se sont retrouvées dans des positions politiques clés, mais sans vraiment se détacher de l’aura de l’académisme. Ils passent plus de temps à assister à des événements et à parader dans des cérémonies officielles qu’à produire des recherches significatives qui pourraient transformer le pays. La situation au Nigeria, où des « professeurs » multiplient les titres et les responsabilités, souvent à des postes administratifs ou politiques, mais sans véritable impact académique. Leur réputation repose sur des discours pompeux plutôt que sur des contributions intellectuelles tangibles.
Dans un pays où un professeur d’université peut accumuler des responsabilités politiques et administratives comme un collectionneur de timbres rares, certains pour nourrir leur ventre, d’autres pour nourrir leur ego ou payer les pots des étudiantes qu’ils ne cessent de casser, il est légitime de se demander : mais où trouve-t-il le temps pour la recherche académique ? Entre les réunions ministérielles, les sessions plénières au Congrès, les manifestations politiques, et toutes les activités extra curriculum dans le bruit ambiant ou les « kuzus », comment cette figure peut-elle accoucher un travail réellement révolutionnaire ? Trop peu s’engagent dans un dialogue sans brandir leur badge académique, incapables de démontrer un sens d’intellect sans s’appuyer sur quelques points de bulletins et des termes drôles à la mode. On ne sait plus s’il faut en rire ou en désespérer.
Les termes « Anti-Intellectualisme » et « Illusion d’Intellectualisme » sont drôles mais pas à la mode.
Deux faces d’une même pièce
La culture de l’anti-intellectualisme et l’illusion d’intellectualisme, D’un côté, ceux qui fuient la pensée critique comme une peste ; de l’autre, ceux qui se drapent dans un intellectualisme de façade, utilisant le diplôme universitaire comme un costume d’apparat. Et quelque part entre ces deux extrêmes, il y a la quête de la véritable réflexion, un trésor que certains cherchent sincèrement, tandis que d’autres ne cessent de déguiser.
Deux phénomènes qui, sur le papier, semblent être des opposés complets, mais qui, en réalité, se retrouvent souvent comme les deux faces d’une même pièce, s’influençant et s’entretenant avec une ironie presque cosmique.
Prenons l’exemple des États-Unis, où le mouvement anti-intellectuel a pris de l’ampleur au point de rejeter les experts en climatologie ou en science de la santé publique pendant la crise de COVID-19. Ce rejet de la pensée critique a mené à des décisions politiques qui ont eu des conséquences désastreuses sur la gestion des crises. Pensons au cas de l’Afrique du Sud post-apartheid, où certaines élites universitaires et politiques adorent faire étalage de leurs titres et diplômes, tout en étant incapables de proposer des solutions viables aux inégalités socio-économiques du pays. Le discours est là, savant et académique, mais l’impact concret ? Souvent, il laisse à désirer.
Dans le cas de la RDC, cette étrange danse se manifeste dans toute sa splendeur chaotique, un spectacle où les contradictions s’embrassent avec une ferveur tragiquement comique. D’un côté, nous avons des élites, qui, au lieu de s’engager dans des débats éclairés, préfèrent des arguments aussi subtils qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Leurs prises de position, souvent relayées sans critique par la presse, sont soit acceptées sans question, comme si réfléchir devenait subitement une activité trop fatigante, soit utilisées comme des répliques bâclées pour discréditer un camp adverse, sans la moindre rigueur. Le résultat ? Un échange d’idées aussi stérile qu’une dispute de perroquets, où chacun répète son discours sans jamais rien écouter.
Et là réside la véritable tragédie. Nous ne sommes pas simplement témoins d’un échec intellectuel ; nous sommes pris dans un cycle de dégradations continues, sociales, politiques, et surtout économiques, qui nous ramène sans cesse à la case départ. Ce cycle est un terrain fertile pour l’exploitation, où les griefs des masses, pourtant légitimes, sont manipulés pour mieux servir les intérêts de ceux qui s’engraissent sur le dos de la nation. C’est un cercle vicieux où les ressources du pays sont pillées, non seulement par des acteurs locaux mais en complicité avec des réseaux multinationaux, transformant le pays en une véritable foire à la prédation.
Takinga Azongaka Sima Te
Je me souviens encore de cette opérette qui m’a fait apprécier la politique économique déguisée en comédie dramatique. Avec un humour acéré et des leçons de vie subtilement dissimulées, cette œuvre est un véritable sommet de négociations déguisées en drame, où l’on rit des affrontements économiques sans jamais vraiment en pleurer.
Déjà à l’époque, j’étais exposé aux grandes théories de l’économie politique. Ce qui me fait sourire, c’est que quand je demande à des gens de ma génération ce qu’ils ont retenu de cette pièce, ils me répondent : « Juste une comédie tragique. » Comme quoi, on ne perçoit vraiment que ce que l’on est prêt à comprendre. N’oublions pas, tout cela se passait pendant le régime de Mobutu, une époque où la « comédie tragique » était littéralement inscrite dans la constitution non écrite du pays !
Au milieu de cette Culture de l’Anti-Intellectualisme et de l’Illusion d’Intellectualisme, j’en frissonne. Les promesses d’un avenir meilleur pour la RDC sont étouffées avant même d’avoir pu respirer. Les espoirs d’un niveau de vie décent pour tous ? Écrasés par des élites qui maîtrisent l’art de l’illusion d’intellectualisme, comme des magiciens de pacotille, brandissant des livres qu’ils ne lisent jamais ou des concepts de politiques économiques qu’ils ne comprennent qu’en surface. Pendant ce temps, le reste du peuple reste prisonnier d’une torpeur intellectuelle qui alimente une auto-destruction collective.
La plus grande ironie, bien sûr, c’est que cette dualité anti-intellectuelle et pseudo-intellectuelle alimente ce système d’une manière presque diabolique. Chaque mauvaise argumentation, chaque débat truqué, contribue à un mal-être profond, où la lumière de la vraie réflexion est constamment éclipsée. C’est un jeu cruel et perpétuel, et on ne sait plus si on doit en rire ou en pleurer. Peut-être est-ce là la nature de notre condition : prisonniers d’une farce que nous ne savons plus comment arrêter, oscillant entre l’espoir naïf et un cynisme désespéré.
Jo M. Sekimonyo
Économiste politique, théoricien, militant des droits de l’homme et écrivain