Le professeur Yoka Lye Mudaba : "l'économie de la Rumba suppose une chaîne de valeurs marchandes qui va de la création à la commercialisation en passant par le marketing" (Interview)

Le Professeur Yoka Lye Mudaba
Le Professeur Yoka Lye Mudaba
PAR Deskeco - 13 déc 2023 16:03, Dans Actualités

14 décembre 2021-14 décembre 2023. Cela fait pratiquement deux ans que la Rumba congolaise a été officiellement inscrite sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Deux ans après le formidable événement, DESKECO.COM, s’intéressant plus au rôle économique que ce type de musique a joué et continue à le faire, a approché le professeur André Yoka Lye Mudaba qui a conduit le comité ayant porté la candidature de cette Rumba à l’Unesco pour les deux Congo, Kinshasa et Brazzaville. 

Professeur Yoka Lye Mudaba, vous avez piloté le comité ayant porté la candidature de la Rumba congolaise à l’Unesco pour les deux Congo, Brazzaville et Kinshasa. Le mardi 14 décembre, cette Rumba a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Cela fait aujourd’hui (14 décembre 2023) deux ans. Quelle est l'évolution de cette musique à l'étape actuelle ?

Les adeptes de la Rumba et, en général, les professionnels de la culture sont en droit de se demander ce qu'il en est aujourd'hui à la fois de l'évolution de cette inscription et de celle de la Rumba elle-même. D'autant plus qu'à mi-parcours nous devrions rendre des comptes concernant les engagements pris par les gouvernements des deux Congo. Ces engagements concernent essentiellement la promotion de l'économie de la Rumba congolaise avec les perspectives sur des industries culturelles créatives, mais aussi sur la professionnalisation des métiers de la musique, sur des mesures de conservation et de promotion, sur la consolidation des recherches scientifiques et des statistiques, etc. Le bilan est mitigé de part et d'autre du fleuve Congo, mais il y a quelques avancées, notamment le fait que le gouvernement de Kinshasa ait formellement inscrit à son programme de 2022 un volet à consacrer à la Rumba ; et que lors des manifestations d'envergure comme les Jeux de la Francophonie en juillet 2023, la Rumba ait été honorée de façon spéciale et flamboyante. A Brazzaville, en juillet dernier, lors du Festival Panafricain de la Musique (Fespam), tout le contenu des manifestations festives et réflexives a été concentré sur la thématique de la Rumba congolaise. Mais ce sont là des avancées ponctuelles. Il devient urgent d'élaborer un plan pérenne à long terme, avec des réalisations comme des studios modernes, comme la transformation du Fonds de Promotion culturel en banque de crédits culturels ou la réorganisation de fond en comble des lois sur les droits d'auteur et les droits voisins. Et, pourquoi pas, sur l'autonomisation souveraine et affranchie du Fespam par rapport à sa tutelle, le Ministère des Industries Culturelles, Artistiques et Touristiques, afin de l'ouvrir à des investissements alternatifs. Cependant, on peut se rassurer qu'une partie des ambitions et des projets existent, par exemple à l'Institut National des Arts de Kinshasa où le Département de la danse est en avance sur les recherches théoriques et pratiques, en codifiant en solfège les textes de la Rumba; on pourrait noter également les initiatives des privés de maintenir la flamme "Rumba" dans des festivals d'ampleur comme RUMBA-PARADE, comme FIRE (Festival International de la Rumba et de l'Élégance), Festival AMANI, etc.

A Brazzaville, le Fespam a été un moment essentiel pour interroger tous les partenaires sur leur quote-part stratégique ; on y a vu les promesses d'un musée et d'un marché du musée. Il faudrait, en définitive, se rendre compte que les experts du Comité scientifique des deux Congo ont honoré leur part de contrat et de responsabilité en inscrivant la Rumba sur une liste de prestige mondial (même s'ils s'attendaient à plus de reconnaissance républicaine...). Il reste aux pouvoirs publics et au secteur privé de prouver leur part d'engagements citoyens de "développeurs" motivés.

Interviewé par TV5 Monde, Clément Ossinonde, spécialiste de la Rumba au Congo-Brazzaville, exprimait la crainte de voir la Rumba disparaître complètement de la culture africaine. Parce qu’on la pratique peu ou plus et que les artistes émergents sont rares. Partagez-vous cette crainte ?

La Rumba ne disparaitra pas ; elle connaîtra des secousses ; elle sera confrontée à d'autres apports de la World Music urbaine et populaire, mais elle est comme la légende du Phoenix qui renaît de ses cendres. On croyait la Rumba morte avec les secousses ("soukouss"), depuis les années 1970, mais à partir de la fameuse inscription sur la Liste du patrimoine de l'humanité, les vagues de reflux se sont intensifiées en force : observez le nombre de festivals Rumba chez les promoteurs en Afrique (Abidjan, Dakar, Nairobi, Marrakech...,) ou dans la diaspora négro-africaine. Observez chez nos jeunes comme Fally Ipupa, Ferré ou Roga-Roga, la nostalgie des rythmes rumba "soft". La Rumba congolaise, comme disent les "mélomanes" est "inzulukable"!

Face à cette menace que subit la Rumba congolaise, quelles stratégies envisage la commission nationale pour sauvegarder ce patrimoine ?

Je voudrais rappeler qu'en septembre 2021, bien avant la proclamation des résultats de l'inscription, le Comité scientifique Mixte ( Congo- Kinshasa et Congo-Brazzaville) avait mis au point une Feuille de route pour des actions culturelles, artistiques et même touristiques à moyen et à long terme, en tablant à la fois sur l'existant et sur des projets réalisables. Les nombreuses rencontres de haut niveau organisées alors à Kinshasa, à Goma, à Brazzaville ou à Pointe-Noire, constituaient pour ce Comité une sorte d'aide- mémoire certes, mais surtout d'alertes en direction des pouvoirs publics et de tous les autres partenaires locaux et étrangers du secteur culturel. Nous, Comité scientifique, nous sommes des sonnettes d'alarmes et des influenceurs positifs et citoyens.

Quels sont les avantages dont a bénéficié jusque-là la RDC sur cette reconnaissance de la Rumba à l'échiquier international ?

Je note qu'en RDC, certaines initiatives ont été tentées par le ministère de la Culture, des Arts et du Patrimoine : musée Papa Wemba, projet d'un Festival International Rumba, etc. Il me semble que ces initiatives, de belle portée politique, ont besoin de corser leurs justifications historiques et sociologiques dans le contexte de nos pays. N'oublions pas que l'"Inscription" de la Rumba est un label (comme l'autre label, qui proclame Kinshasa et Brazzaville "Villes créatives en musique". Il nous appartient de rentabiliser ce label par un entreprenariat proactif et productif, et par des actions publiques équitables en regard de la reconnaissance à l'histoire et à la hiérarchie des faiseurs de l'histoire oubliés comme Joseph Kabasele, Antoine WENDO, Nico Kassanda, Lucie Eyenga. Ou alors Franklin Boukaka, ou Youlou Mabiala ou Essous Jean-Serge et les listes ne sont pas exhaustives...

Quel est le rôle économique que joue la Rumba congolaise comme patrimoine mondial de l'UNESCO ?

L'économie de la Rumba suppose une chaîne de valeurs marchandes qui va de la création à la commercialisation, en passant par le marketing, la maitrise des lois du marché, la spécialisation des outils de travail ainsi que celle des "travailleurs" (au sens général).

L'économie de la Rumba suppose aussi la qualité et la modernité du produit, en phase avec les goûts des consommateurs. Cela suppose enfin des investisseurs audacieux, confiants dans un modèle économique favorable aux affaires, avec des facilités fiscales et bancaires en faveur de la culture, ainsi que celles en faveur de la protection de la propriété intellectuelle et artistique. Tout cela finalement réclame une politique culturelle cohérente, audacieuse, pérenne. Entretemps, il est encourageant de constater que des intellectuels et des universitaires à travers le monde se mobilisent de plus en plus en faveur de la Rumba congolaise. A l'exemple de ce Colloque International, initié par les Professeurs Didier Gondola (Johns Hopkins University, Baltimore, Usa) et Alain Parfait Ngulungu (Centre d'Études politiques, Université de Kinshasa), en partenariat avec l'INA, le Cerdotola-Yaounde, l'Université de Douala, le Comité scientifique du Congo-Brazzaville, l'Université de Leuven en Belgique.... Thème du Colloque : "Repenser la Rumba congolaise à l'ère de l'intelligence artificielle et des Industries culturelles et créatives".

Nous avons appris récemment qu'il s'élabore en Haut- lieu le projet d'un "Forum" ou d'un "Sommet" qui interpellerait autrement les opérateurs culturels, y compris les ministères concernés. "Soldats de la Culture", nous sommes au garde-à-vous et disponibles...

Propos recueillis par Bienvenu Ipan

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