Les défunts de Besenke meurent deux fois

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PAR Deskeco - 19 juil 2023 13:58, Dans Analyses

Arrivé à Léopoldville en septembre 1961, j’effectue souvent une promenade d’observation dans chaque zone de la ville pour suivre l’expansion d du site. Après le Nord et l’Est, je viens d’entamer des visites vers l’Ouest – Sud. Je voulais me rendre à Kasangulu pour constater l’expansion de la Métropole congolaise vers le Bas Congo.

Ceci parce qu’à mon arrivée j’ai remarqué que Léopoldville avait la forme d’une capitale coloniale très ramassée sur elle-même. La cité de Lemba à moitié achevée, était une zone annexe, Léopoldville comptait à l’époque onze communes, Ndjili étant aussi une zone annexe, mais d’où partaient les contestations de l’Abako. Lorsqu’on dépassait le Rondpoint Ngaba on était directement dans le Kongo central. C’est dire que Makala et Ngaba n’existaient pas encore sauf le Centre Anti tuberculeux qui était éloigné de la ville. Le but de mon déplacement vers le Bas Congo, était de voir de quelle façon la conurbation avait grandi et combien de kilomètres séparent encore la Métropole congolaise du Bas Congo et si la jonction de la capitale avec la ville de Kasangulu allait se réaliser avant 2030. Au retour je me suis arrêté au Cimetière de Benseke, pour voir la tombe de ma mère. Je fus interpellé par un fait insolite : la construction des villas en plein cimetière. Les tombes et les maisons d’habitation partagent une intimité qui dépasse un simple voisinage.

Je relate ces faits dans l’intention de faire avancer la connaissance de la psychosociologie du peuple de Kinshasa et sa perte de la boussole culturelle du citoyen congolais. D’ordinaire le contraste est saisissant entre la culture des congolais où la mort est honorée, intégrée et la culture mercantile occidentale qui nie la mort au profit du producteur consommateur.

Mon étonnement fut aggravé quand j’ai remarqué qu’à l’Ouest Nord du cimetière on continue à enterrer et à l’Est Sud les immeubles poussent sur les tombes. On vit sur les tombes comme à Manille capitale de Philippine. Mais dans ce pays cela fait partie de leur culture. La seule différence vient de ce que à Manille on respecte les tombes, on tient compagnie à son mort. Alor qu’à Kinshasa les promoteurs immobiliers ou ceux qui construisent profanent les tombes. Lorsque la catacombe n’est pas construite en dur, le promoteur enlève seulement la croix et coule le béton de la fondation de sa maison dessus, et si par hasard le tombeau est construit en dur, il casse la dalle, si le cercueil est en bon état il enlevé le corps, et récupère la bière, il laisse le squelette à découvert dans le caveau et le remplit avec de la terre et les débris de la dalle cassée. Après il construit la fondation de la nouvelle maison dessus comme si de rien n’était. Froissé par ce que je voyais, je me suis demandé si le cimetière était désaffecté, pourquoi procède-t-on aux inhumations vers le versant Nord-Ouest.

Lorsqu’on voit de telles scènes on se demande si on est encore en Afrique. Intérieurement on s’interroge pourquoi ou le congolais jette-t-il la culture de ses ancêtres à la poubelle. Le citoyen semble avoir opté pour la société occidentale qui ne sait que faire de ses morts. L’occident entretient une intime terreur avec ses morts. Car pour lui le mort est un corps qui brusquement cessent de produire, arrête de consommer ; devient impropre à la société marchande. L’intime refus de considérer ce corps muet qui brusquement cesse d’être un agent économique, préside à une opération des actes les plus efficaces que le capitalisme ait pu inventer. Actes que nous les africanistes, nous considérons comme ignobles.

Tout est mis en œuvre pour que les vivants ne se rendent compte de rien. Quand il y a un décès, en quelques heures la présence est effacée, le corps est amené. Les embouteillages urbains masquent la terreur. Mêlé au trafic, le corbillard traverse la ville comme un camion de livraison de marchandises. Dès l’arrivée une fosse ouverte, quelques paroles au bord de la tombe, toujours les mêmes phrases d’ailleurs d’une insignifiance et d’une répétition standardisée qu’on oublie ce qu’a été la vie du mort. Parfois c’est un chèque bancaire remis à une maison spécialisée dans la sépulture qui enlève le corps. En fait il s’agit d’un changement de registre civil. Le cimetière lui-même pose problème, malgré les 2.350.000 km carrés du Congo, le sol urbain pour l’enterrement est très couteux et le système de la maximisation de la rente foncière n’admet tant guère le gaspillage. Les tombes sont serrées les unes contre les autres.

Aux abords du cimetière de Benseke les entreprises mortuaires prolifèrent. Elles offrent leurs services par voie de commissionnaires qui vous envahissent à l’arrivée. La société marchande introduite au Congo par la colonisation belge tire profit même de la mort. Mourir devient ainsi une simple transaction commerciale ordinaire. La société de vivants se trouvent ainsi débarrasser de sa vocation première, celle de restituer dans la succession fuyante des actes un sens continu à l’existence de l’homme. Ces agressions quotidiennes et infiniment habiles ont eu, depuis longtemps raison de l’intelligence spécifique de nombreux hommes.

On aurait pu penser qu’au moins le corps dernier bastion de l’individualité concrète des êtres avec ses circuits mystérieux, ses organes cachés ; sa vie secrète resterait soustraite au cannibalisme marchand de spéculateurs. Erreur. Les reins, le cœur, les poumons, les yeux et bientôt le foie deviennent des marchandises. Les organes essentiels de l’homme sont aujourd’hui vendus, achetés, transplantés, stockés, commercialisés. Des catalogues illustrés d’organes à vendre circulent dans l’Univers hospitalier américain. Des banques et des bourses d’organes fonctionnent à rendement croissant. Marchandise suprême, le corps humain vivant ou mort intègre désormais le circuit vide de sens des choses produites consommées, reproduites et consommées. Voilà où mené le capitalisme avec sa théorie de rente. Malheureusement la conception occidentale de la vie se répand partout en Afrique. Nos compatriotes de Besenke commencent à observer la vie à partir du balcon occidental. Alors que dans la culture africaine, les rites permettent aux morts de rester détenteurs de la vie et précepteurs des vivants dans une communauté qui relie le ciel et la terre.

Mais cette insertion du mort dans le monde de vivants est insupportable pour une société de consommation, la première, sans doute, à refuser un statut aux défunts. Cependant, la mort niée resurgit en névrose, en folie, et l'homme -prive de sa finitude cesse d'être un sujet actif de l'histoire. Cette pratique de la mort reflète la violence symbolique du profit dominateur. Libérer la mort et la réintégrer au devenir social, est une revendication, qui commence à grandir, et fera plus que toute autre pour changer la vie, car c'est la mort qui permet la naissance, transforme la vie en histoire consciente, c'est la mort qui instaure la liberté.

Depuis la maladie jusqu'à l'enterrement et au-delà, la célébration de la mort nous fait découvrir ces traits communs à tous les groupes humains d’Afrique. Une très grande importance est attachée à la célébration de la mort.

Les Bantu disent que « l'on vit pour la mort ». Ainsi la vie et la mort sont conçues comme deux pôles de l'existence humaine. Les Bantu ont une foi ferme dans la survie et les relations réciproques entre les vivants et les trépassés. Il existe une inter présence entre les deux groupes. La mort ne marque pas la fin de l'homme : c'est un « passage » vers la terre des ancêtres. Le mourant et les vivants membres de sa communauté sont responsables de l'heureux déroulement de ce voyage. Dans cette conception synthétique, l'homme, le muntu humain, se trouve au centre. Au-dessus, transcendant, se place Dieu.

Intermédiaires entre Dieu et l'homme, tous les ascendants, les ancêtres, les membres trépassés de la famille et les anciens héros nationaux, toutes les phalanges des âmes désincarnées, ont leur place. Le monde du Muntu est très large, mais reste uni, grâce aux relations et aux interférences qu'ont les bantus entre eux. Dans ce sens, on pourrait parler de philosophie globale, cosmique. Le lien, c'est la vie du Muntu, au maintien et à l'accroissement de laquelle tout l'univers, visible et invisible, est appelé à contribuer.

Cà serait une grosse erreur pour l’africain, s’il croyait que son continent très courtisé aujourd’hui par l’Europe marchande, l’est tout simplement parce qu’il regorge de matières premières dont l’industrie du nord a besoin pour ses usines. En partie non. Il ne s’agit pas seulement des matières premières, des biens matériels, l’Occident est en crise, disons même en faillite dans plusieurs domaines. Sa jeunesse remet tout en question. Elle ne veut plus de cette société de consommation qui chosifie l’homme, détruit la planète et ne voit que le profit : les milliards de dollars.

Aujourd’hui les occidentaux, même les enfants de douze ans se révoltent. Ils ne veulent plus qu’on leur chante comme au paravent qu’un américain du nord consommait 320 kg de viande par an pendant qu’un africain ne mangeait que 3 kg. Aujourd’hui l’Occident se bat contre 3 le gaspillage, terme qu’il avait oublié le siècle passé. Il est en guerre contre le plastic, la surpêche, l’utilisation de la chimie exagérée et des hormones pour l’élevage et l’agriculture. On fait un clin d’œil à l’Afrique. On parle de l’agriculture bio, On vente le mérite de populations autochtones d’Afrique qui ont su préserver leur mode de vie et garder intacte la biodiversité de leur foret ou de leur milieu. L’Europe se rappelle aujourd’hui que son église catholique lui avait conseillé la prudence et le respect de la culture des autres dès l’aube du 17e siècle.

En effet, dès 1659, la Sacrée Congrégation de Propagande Fide exigeait des missionnaires un changement radical quant à leur méthode d'apostolat et un esprit nouveau : ce n'est pas l'Europe, mais la foi qu'il faut introduire :

Ne mettez aucun zèle, n'avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu'elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale.

Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois, la France, l'Espagne, l'Italie ou quelque autre pays d'Europe ? N'introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d'aucun peuple, avait conseillé Rome.

Vatican II, dans Lumen gentium, Ad génies et Nos-tra aetate demande aux catholiques le respect des religions non chrétiennes et encourage un nouvel examen du donné révélé et une réflexion théologique dans chaque territoire socio-culturel.

Paul VI, dans son message Africae terrarum du 29 octobre 1967, après avoir résumé lui-même les valeurs traditionnelles africaines, affirme que « l'Eglise considère avec respect les valeurs morales et religieuses de la tradition africaine non seulement en raison de leur signification, mais parce qu'elle voit en elles la base providentielle pour la transmission du message évangélique.

Sans doute, en réaction au fait que L’église catholique et le monde protestant ont fermé les yeux ou accompagné le grand capital qui a détruit la planète pour son enrichissement les peuples d’Europe désertent les églises. Elles sont soit vides, soit à moitié remplies par les immigrés africains, et les sans papier, qui y vont pour se retrouver et parler de leur sort.

Nos compatriotes qui profanent les tombes à Besenke doivent savoir que la vraie religion de l’homme congolais, est l’ensemble cultuel des sentiments, des idées et des rites émanant de la croyance à : deux mondes, visible et invisible, la croyance au caractère communautaire de ces deux macrocosmes, l’interaction entre les deux et la croyance en un Etre Suprême et créateur. Il est temps que la société congolaise prenne conscience que l’homme congolais, ce n’est pas seulement le corps c’est aussi l’esprit, la culture.

Il est vraiment dommage de voir que pendant que l’Occident de lui-même, commence à reconnaître et à féliciter les bantus d’appartenir à des peuples qui ont gardé intacte l’idée d’un Dieu unique et transcendant et d’ajouter : Vous avez par là une supériorité éclatante sur les anciens peuples de l'empire gréco-romain ; qui avaient, comme on le sait, un panthéon de dieux bigarrés et immoraux aux légendes absurdes que fantaisistes. Je pense que le moment est venu de ne pas accepter l’inacceptable.

Dr., Dr., Ambroise V Bukassa

Ingénieur², Economiste, Géographe Patriote Congolais 

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