« The Sentry », une ONG américaine qui lutte notamment contre la corruption, a publié en septembre 2018 un rapport intitulé « Élections en RDC : reports et signaux dalarme ». Cette enquête est passée quasi inaperçue dans lopinion publique congolaise et est restée dans un cercle fermé des premiers observateurs de la RDC et loin des médias congolais.
Pourtant, cest ce rapport qui est à la base des sanctions des USA, prononcées en février 2019, notamment contre les dirigeants de la Commission électorale nationale indépendante (CENI). En effet, le rapport « The Sentry » a exploré « une série de faits alarmants relatifs au processus électoral en RDC, notamment des allégations de corruption dans lattribution de contrats liés aux opérations denrôlement des électeurs.
Tout aussi, The Sentry a-t-il révélé, à travers son rapport, « le manque de transparence dans la gestion financière de la Commission électorale nationale indépendante ». Ces questions sont importantes quant à lintégrité des listes électorales et, in fine, à la crédibilité du processus électoral lui-même. Au point que la Réserve fédérale américaine s'en saisisse pour sanctionner les dirigeants de la CENI.
Accusés de corruption
Le secrétaire dEtat américain a annoncé, le vendredi 22 février, des sanctions spécifiques contre Corneille Nangaa et Norbert Basengezi, respectivement président et vice-président de la Ceni mais aussi contre Marcellin Mukolo Basengezi, le conseiller du président de la CENI. Deux autres personnalités étaient visées notamment Aubin Minaku, président de lAssemblée nationale, et Benoît Lwamba, Président de la Cour constitutionnelle.
Ces nouvelles sanctions ont été prises sur la base dune loi des USA qui prévoit que "si le Secrétaire dÉtat dispose dinformations crédibles indiquant que des fonctionnaires de gouvernements étrangers ont été impliqués dans une corruption grave ou une violation flagrante des droits de lhomme, ces personnes et les membres de leur famille immédiate ne peuvent entrer aux États Unis".
Pour le cas despèce, les dirigeants de la CENI ont été sanctionnés parce quils ont été impliqués, selon les USA, dans « la corruption ». Dès lors, des restrictions de visas ont été imposées à la haute direction de la CENI ainsi qu'à leurs familles.
Dans son communiqué, le secrétariat dEtat américain dit expressément que "ces personnes se sont enrichies par la corruption », parlant des dirigeants de la CENI.
En réaction à ces sanctions, le rapporteur de la Ceni, Jean Pierre Kalamba, a rejeté tout en bloc dans un communiqué du 23 février." Nous avons appris avec stupéfaction, ce vendredi 22 février 2019, par le biais du communiqué du Département d'Etat américain, les sanctions interdisant l'entrée dans l'espace américain aux autorités de la Commission électorale nationale indépendante.... Cependant, elle (la Ceni) rejette les allégations de corruption et/ou des violations de droits de l'homme, d'abus ou d'atteinte à la démocratie dans l'exercice de sa mission telles que formulées dans le communiqué ".
DESKECO.COM a cherché à découvrir les soubassements des sanctions américaines contre particulièrement les dirigeants de la CENI et est tombé sur le rapport de The Sentry qui indexe les dirigeants de la Centrale électorale par rapport à leur « participation à des activités financières illicites ».
Contrats politiquement négociés
Selon le rapport de The Sentry, « des fonctionnaires de la CENI auraient favorisé certaines entreprises durant la préparation des élections, et ce de manière intentionnelle et par intérêt financier propre ». Le conditionnel ici est juste pour la forme (il est d'usage dans la rédaction des rapports des ONG) mais le rapport de cette institution américaine donne des preuves de limplication des dirigeants de la CENI dans la violation des règles de passation de marché public.
Plus concrètement, lONG américaine reproche aux dirigeants bien ciblés de la CENI la « participation à des activités financières illicites ». « Des documents examinés par The Sentry soulèvent des questions importantes sur la procédure de gestion des marchés publics au Congo dans le cadre de ces élections, et sur la manipulation éventuelle des critères dévaluation technique dans loptique de favoriser certaines entreprises.
Les critères dévaluation technique des soumissionnaires pour le marché dacquisition de kits denrôlement biométrique des électeurs ont été délibérément manipulés pour privilégier un soumissionnaire en particulier », allègue le document.
En effet, le 10 février 2016, la CENI avait annoncé un appel doffres public visant la procédure denrôlement des électeurs. La publication du BCECO divisait la procédure dappel doffres en trois marchés : la fourniture de 20 000 kits denrôlement biométrique des lecteurs et lassistance technique lors de la procédure denrôlement, la fourniture de 54 millions de cartes délecteur et enfin, un marché visant à fournir des groupes électrogènes pour veiller à la bonne marche de la procédure électorale.
Outre la société française Gemalto, les autres candidats à ce marché étaient la société belge Zetes et Super Tech Ltd, fournisseur de services informatiques et de communication implanté au Ghana. Le marché provisoire publié par le BCECO le 3 juin 2016 représentait 44 660 871,10 dollars, soit le plus gros contrat denrôlement des électeurs attribué à ce jour. Au finish donc, c'est Gemalto et son sous traitant congolais, Sitele Sarl, qui ont gagné le marché.
Lenquête de The Sentry révèle que She Okitundu, alors juste sénateur et membre influent du régime, actuellement ministre des Affaires étrangères du gouvernement sortant, aurait rencontré des représentants de la multinationale de sécurité numérique Gemalto SA, et ce, avant louverture officielle dun appel doffres pour lacquisition de kits denrôlement biométrique des électeurs. Après cette rencontre, il s'est avéré que cest Gemalto qui a remporté le contrat dune valeur de 44 millions USD.
« La rencontre entre Okitundu et Gemalto avant même louverture officielle de lappel doffres est un pied de nez à la loi congolaise, qui dispose que les marchés publics doivent être attribués sans négociation préalable avec les soumissionnaires », note The Sentry dans son rapport.
Autrement dit, Kinshasa a négocié au préalable avec Gemalto pour l'attribution de ce marché. Ce qui suppose que cette entreprise française a été favorisée dans lobtention de ce marché de fourniture des kits denrôlement.
Un sous-traitant débarqué pour des intérêts obscurs
Outre ce favoritisme dans lattribution du marché des Kits denrôlement à Gemalto, le rapport indexe les dirigeants de la CENI pour avoir arraché le marché du sous-traitant Sitele Sarl pour lattribuer à une autre entreprise. Pire, la Centrale électorale a modifié les détails techniques du cahier des charges qui ne correspondait plus aux critères initialement spécifiés dans lappel doffres.
Sans raison fondée, la CENI a récusé le sous traitant Sitele et a imposé à Gemalto un autre sous-traitant, en violation de la loi. Dans un courrier adressé à la CENI et à Gemalto, des représentants de Sitele affirment que si lentreprise a perdu le contrat de soustraitance de lassistance technique pour lenrôlement des électeurs, cest en partie « à cause des intérêts financiers personnels de plusieurs responsables de la CENI », renseigne encore le rapport.
Dans un courrier à la CENI en date du 26 juin 2017, Sitele affirme que Nangaa avait dépêché deux représentants pour lui proposer 200 000 dollars en guise de dédommagement pour le manque à gagner. Sitele a refusé les fonds puisquaux termes du contrat initial, lentreprise aurait été en position dobtenir environ 1,5 million USD de bénéfices.
De 60 jours à 18 mois
Au début du processus électoral, la durée de la période denrôlement des électeurs avait été initialement fixée à 60 jours. Or, ce processus ne sest achevé que le 30 janvier 2018, soit près de 18 mois plus tard. Selon un représentant de Sitele, lingérence de la CENI dans laccord de sous-traitance signé par Gemalto a permis à la commission électorale « dexercer un contrôle plus direct sur la mise en uvre technique du processus denrôlement des électeurs ».
En changeant les détails du cahier de charge, la CENI a mystifié le processus denrôlement des électeurs dans l'ultime but dallonger le temps des opérations.
Dans un courrier adressé à The Sentry, un responsable de Sitele a laissé entendre que les efforts déployés par la CENI pour changer de sous-traitant « étaient un moyen non seulement de détourner des fonds publics, et permettre ainsi dallonger la durée du processus électoral, mais également de sassurer le contrôle de lenrôlement des électeurs. Sitele [
] serait en mesure dapporter la preuve quil est techniquement possible dorganiser des élections dans un court délai de trois mois, au lieu dun an ».
« Il est toutefois évident que les choix techniques de la CENI en ce qui concerne notamment la date de lancement de lappel doffres et la modification des aspects techniques du cahier des charges ont débouché sur un processus plus onéreux et plus fastidieux », conclut The Sentry.
Controverse sur la machines à voter
Tout aussi, cette ONG américaine démontre dans son rapport comment lobstination de la CENI à utiliser un système électronique de vote onéreux et très controversé est devenue un véritable enjeu électoral contribuant à des manifestations politiques réprimées par les forces de Sécurité.
"De nombreux observateurs, dont The Sentry, ont exprimé des préoccupations concernant les failles de sécurité des machines, la méfiance du public à légard de la technologie, ainsi que les allégations de corruption et denrichissement personnel de responsables de la CENI à la faveur dun marché de 150 millions de dollars attribué sans appel d'offres".
C'est au regard de tous ces faits que The Sentry, dans ses recommandations à l'issue de son enquête, a demandé aux USA d'infliger des sanctions contre notamment les membres influents du régime et donc aussi les dirigeants de la CENI.
Contactée par DESKECO.COM pour avoir un avis général de la CENI sur ce rapport, la responsable de communication de la Ceni, Marie France Idikayi, a estimé que le rapport de The Sentry n'avait plus de "pertinence" actuellement dès lors qu'il avait été publié il y a plusieurs mois avant, soit en septembre 2018. "On n'a aucun commentaire à faire", a-t-elle dit.
Dans sa mission, The Sentry traque « les flux monétaires illicites avec pour objectif de faire en sorte que ceux qui tirent profit des génocides ou autres atrocités de masse commis en Afrique en paient les conséquences, et dinstaurer des conditions propices à la paix et au respect des droits de lhomme ».
DESKECO