21 milliards USD pour « développer » la RDC… Les Qataris sont-ils vraiment si gentils ? ( Tribune de Jo M. Sekimonyo)

Félix Tshisekedi et l'Emir du Qatar
PAR Deskeco - 04 sep 2025 11:56, Dans Actualités

Encore une fois, me voilà plongé dans un débat où tout le monde pressent qu’il y a quelque chose qui cloche, mais peu veulent vraiment regarder sous la surface. Les vingt et un milliards de dollars promis par le Qatar donnent l’illusion d’une bouffée d’oxygène pour la RDC, d’un souffle nouveau pour une économie à bout de souffle. Pourtant, tout porte à croire qu’il ne s’agit que d’un autre mirage habilement enveloppé dans un discours de développement. La vérité, qu’on préfère souvent taire, est que les accords conclus entre des entités publiques ou privées et le gouvernement en RDC ne profitent presque jamais au peuple congolais.

Ce n’est pas du pessimisme, c’est de la mémoire collective. Nous avons déjà vu ce film trop de fois, avec les grandes annonces, les conférences de presse aux airs de victoire, et puis le silence des chantiers. La richesse promise glisse comme du sable entre les doigts. Le problème n’est pas vraiment le Qatar, ni même les milliards. Le problème réside dans l’architecture même de ces deals, négociés derrière des portes closes, échappant à tout contrôle citoyen, marginalisant les entreprises locales et verrouillant les bénéfices dans les mains d’une poignée d’intermédiaires. Et là encore, la mise en scène interroge. Au lieu de la poignée de mains avec Madame la Première ministre, il aurait été plus rassurant de voir sur la photo cet échange et ces sourires partagés uniquement avec les barons de la Fédération des Entreprises du Congo, d’autant plus que la stratégie des Qataris ne se tourne pas vers le secteur public, mais cible principalement des projets à dominante privée.

Le projet du port en eau profonde de Banana montre clairement comment ces grands accords se traduisent sur le terrain. Présenté comme une initiative stratégique pour dynamiser l’économie nationale, il a finalement été confié à DP World, un géant des Émirats arabes unis. Le résultat est prévisible avec des contrats opaques, un contrôle étranger sur l’infrastructure, aucun transfert de technologie, aucune véritable industrialisation locale et gouttes d’emplois qualifiés pour les Congolais. Ce type d’arrangement affaibli notre autonomie économique et accentue une dépendance structurelle qui freine notre capacité à définir et contrôler notre propre schéma de développement.

Ce qui me frappe le plus, c’est cet étrange syndrome national. Ceux qui subissent les conséquences, ceux qui sont déçus à chaque fois, applaudissent et dansent autour du feu, tandis que ceux qui réclament plus de transparence, ou pire, alertent et exposent les failles, sont insultés et accusés de briser « l’élan du développement » et d’être des ennemis du régime. Rien que l’annonce de l’arrivée des milliards, on célèbre sans jamais se demander qui, en réalité, en tirera profit. On se déchire entre nous pour défendre des projets dont les détails demeurent soigneusement cachés.

Les morts sont des clients vivants pour les croquemorts

Quand deux voisins se battent, les plus rusés des commerçants ne voient pas le chaos, ils voient un marché en pleine expansion. Certains vendent des gants de boxe pour prolonger le combat, d’autres préfèrent fournir des couteaux pour l’intensifier, les plus audacieux proposent des fusils pour changer l’équilibre des forces, et les plus « romantiques » arrivent avec des sparadraps pour panser les blessures qu’ils savent inévitables. Peu importe la méthode, le résultat et la motivation restent les mêmes, chacun cherche à tirer profit du conflit et personne ne vient vraiment pour pacifier la rue, sauf si la paix leur rapporte davantage. Dans une région comme l’Afrique subsaharienne, où la tension ne faiblit jamais, celui qui sait se placer au bon moment transforme les faiblesses et les fractures des autres en opportunités d’affaires.

Après avoir vu Kinshasa les fuir pour aller s’agenouiller devant Trump, lui offrant pratiquement de prendre tout ce qu’il voulait et de sécuriser l’accès américain aux minerais stratégiques, en croyant naïvement que l’oncle Sam enverrait ses troupes en RDC pour le soutenir, rien de tout cela ne s’est produit. Washington les a plutôt renvoyés frapper à la porte de Doha, et le Qatar s’est sûrement dit « pourquoi pas nous ». Contrairement à Luanda, qui a cru jouer franc jeu et s’est retrouvée à regarder les Américains cueillir les fruits congolais, mûrs ou pas, Doha semble avoir juré de ne pas rester spectateur. Il avance vite, déterminé à prendre sa place et à s’assurer que, cette fois, ce sont bien ses paniers qui se rempliront.

Le Qatar ne s’improvise pas philanthrope. La promesse d’investissements massifs en RDC n’a rien d’un geste de générosité, c’est une stratégie froide, méthodique et minutieusement calculée pour maximiser les profits. En plus du fait que Kinshasa peine à stabiliser ses finances, moderniser ses infrastructures et attirer des capitaux privés, le pays a besoin de quelqu’un capable de faire pression sur Kigali pour qu’il cesse de le frapper sur le front militaire. Doha le sait mieux que quiconque et s’en sert habilement. Dans ce rapport de forces, là où Kinshasa espère un sauvetage, le Qatar ne voit qu’un placement stratégique, une occasion de verrouiller des positions clés dans un marché vulnérable. Celui qui arrive avec les milliards n’apporte pas seulement des fonds, il impose ses conditions, oriente les priorités et façonne l’équilibre économique à son avantage.

Les Qataris sont déjà solidement implantés au Rwanda, où ils contrôlent une grande partie de l’aéroport international de Bugesera et détiennent des parts stratégiques dans RwandAir. Cette position leur offre un levier logistique au cœur de la région des Grands Lacs. Par le passé, le Qatar avait du mal à s’imposer en RDC, retardé par des rapports de force complexes et des alliances déjà établies. En jouant le rôle d’un médiateur diplomatique incontournable entre Kinshasa et Kigali, Doha a finalement trouvé la porte d’entrée qui lui échappait. Plus il se rend indispensable aux deux camps, plus il consolide son influence et plus il encaisse.

Tout laisse penser que le Qatar n’est plus vraiment pressé d’éteindre les tensions. Au contraire, tant que le brasier reste contrôlable, il lui offre l’occasion parfaite de s’installer durablement et de transformer le conflit en une source continue d’opportunités économiques et stratégiques. L’argent n’a pas de morale, il suit les failles, et Doha a choisi de s’y engouffrer en transformant les tensions de la région en opportunités d’expansion économique.

Au-delà du prisme RDC vs Rwanda

De nos jours, les Congolais réduisent encore la dynamique actuelle à un simple affrontement entre la RDC et le Rwanda, mais le jeu va bien plus loin. Le Qatar déploie la même logique d’expansion économique partout en Afrique. En Angola, par exemple, Doha a signé en février 2025 un protocole d’accord entre les chambres de commerce pour renforcer les liens du secteur privé et encourager l’investissement dans les ressources minières, les infrastructures, l’agriculture, le tourisme et l’industrie. Les promesses ressemblent étrangement à celles faites à Kinshasa, ce qui confirme une stratégie méthodique visant à prendre progressivement le contrôle des secteurs clés. Ce n’est pas tout. Le Mozambique s’est vu promettre 20 milliards de dollars, le Botswana 12 milliards de dollars, la Zambie et le Zimbabwe ont chacun reçu 19 milliards de dollars. Et aussi la même chanson, pour des projets dans les domaines de l’énergie, des infrastructures, du tourisme et de l’agriculture. Il ne s’agit pas d’aider les économies africaines, mais bien de sécuriser des leviers stratégiques pour générer des rentes.

Pour comprendre cette frénésie d’investissements, il faut saisir le dilemme auquel Doha est confronté. Le Qatar a bâti sa puissance et son opulence sur l’économie pétrolière et gazière, transformant un désert de villages en acteur central du jeu économique mondial. Mais cette ressource qui l’a propulsé peut s’épuiser ou, pire encore, perdre de sa valeur. L’histoire offre un avertissement clair. La fortune du roi Léopold II et la transformation économique de la Belgique reposaient sur l’exploitation du caoutchouc congolais jusqu’à ce que le caoutchouc synthétique bouleverse le marché mondial. Aujourd’hui, le diamant connaît un destin similaire avec l’arrivée des pierres de laboratoire. Le Qatar a compris que rien n’est éternel et qu’aucune rente n’est garantie.

L’ambition de Doha est simple à comprendre. Le pays veut prolonger le mode de vie opulent dont il jouit aujourd’hui et garantir que les générations futures conservent la même aisance. Pour y parvenir, il investit massivement, multiplie les ancrages stratégiques et cherche à se placer là où pourrait émerger la ressource cruciale du prochain siècle, celle qui définira la hiérarchie économique mondiale. Le Qatar n’achète pas seulement des projets, il achète du temps, de l’influence et un siège à la table des puissances de demain. Ce n’est rien de personnel, seulement une logique de survie déguisée en partenariat.

Quand sceller un deal rime avec politique plutôt qu’économie

Même si l’image me dérange, je comprends les Qataris, comme beaucoup d’autres. J’ai moi-même connu la frustration d’un système où chaque investissement se transforme en parcours d’obstacles. J’avais obtenu les autorisations officielles pour lancer une chaîne de télévision et payé les premières taxes. J’avais acheté le matériel, formé le personnel et tout préparé. On m’a baladé à Kinshasa, avant de m’assurer que je pouvais commencer à émettre à Goma. J’ai déplacé les équipements, investi du temps, de l’énergie et de l’argent, pour finir bloqué sans aucune explication sensée. Le plus absurde, c’est qu’une enquête interne du ministère des Médias révélait qu’à l’époque plus de 90 % des médias déjà en activité diffusaient sans aucun document en règle. Même un passage par l’ANAPI, censée être la porte d’entrée des investisseurs, s’est avéré une perte de temps monumentale.

En RDC, même pour lancer une simple production de papier toilette ou de cure-dents, il faut passer par le président de la République. Dans un pays où chaque projet doit être validé au sommet de l’État, le signal envoyé aux investisseurs est désastreux. L’économie n’est plus guidée par les caprices du marché, mais par les réseaux, les relations et la proximité du pouvoir. Que les Qataris aient dû rencontrer la Première ministre pour obtenir des garanties et des assurances peut surprendre, mais cela met surtout en lumière un problème bien plus profond. Ce qui est présenté comme une victoire diplomatique expose en réalité une faiblesse institutionnelle majeure, car les investisseurs étrangers ne se sentent protégés qu’en traitant directement avec les plus hautes autorités de la nation, conscients qu’aucun cadre légal stable ne leur assure la sécurité nécessaire pour prendre des risques.

Pour les Congolais comme pour les étrangers, ce système installe un climat de méfiance et freine toute prise d’initiative. En dehors des accords négociés directement avec le gouvernement, chaque investissement reste exposé aux caprices administratifs, aux blocages arbitraires et aux jeux d’influence. J’en ai fait l’expérience et j’en ai tiré mes leçons. Aujourd’hui, je limite mes engagements que dans des projets qui ne nécessitent aucune autorisation, aucune permission. C’est tout le paradoxe. On appelle de toutes parts les investisseurs à être audacieux, mais on leur impose un parcours où l’initiative privée se retrouve étouffée. Les Qataris, les Américains, tout comme hier les Rwandais, peuvent se permettre l’audace puisqu’on leur déroule le tapis rouge à la primature et qu’ils ont la possibilité d’échanger directement avec le président de la République lors de ses séjours chez eux. Les Congolais, eux, finissent souvent par abandonner avant même d’avoir commencé ou s’essoufflent, les poches déjà vidées.

Sommes-nous vraiment aussi naïfs ?

D’abord, il faut dire qu’il n’existe pas de chèque de 21 milliards USD prêt à être encaissé. Ce ne sont que des intentions d’investissement, étalées sur le long terme et conditionnées à mille variables, si tant est qu’elles se concrétisent. Derrière le discours séduisant sur la paix et le développement se cache une stratégie de rente savamment orchestrée. Même si ces projets voyaient le jour, très peu de ces milliards annoncés atterriront réellement en RDC. L’essentiel repartirait vers Doha sous forme de dividendes, de contrats d’exploitation, de contrôle accru sur les chaînes de valeur et de toute une série d’autres justifications sophistiquées. Quelques Congolais s’accapareraient des miettes et se griseront de l’illusion d’opulence, pendant que la majorité continuera d’attendre les retombées qui ne viendront jamais.

Partout dans le monde, d’immenses masses de capitaux circulent, s’ennuient et cherchent des opportunités pour se placer. Et au XXIe siècle, on n’a plus besoin d’aller jusqu’à Silicon Valley pour acheter des actions Coca-Cola ou Microsoft. L’argent existe, il frappe aux portes, mais il va là où les conditions sont claires, fiables et compétitives. Le véritable problème n’est donc pas le manque de capitaux, mais l’absence de canaux solides, transparents et attractifs pour les faire venir à nous. Tant que ces structures n’existeront pas, nous resterons dépendants des promesses venues d’ailleurs et spectateurs des décisions prises sans nous.

La vraie richesse ne viendra pas des milliards promis par des prédateurs, mais de notre capacité à produire, innover et maîtriser le cout de notre propre futur. C’est aux commerçants, entrepreneurs, innovateurs, ingénieurs et chercheurs congolais de créer des opportunités concrètes et de bâtir des passerelles d’investissement direct pour que l’argent, qu’il soit local ou étranger, se fructifie ici. Le jour où nous disposerons de ces leviers et de ces outils, ce ne seront plus les Qataris, les Chinois ou les Américains qui fixeront les règles. Ce sera notre économie qui donnera le tempo, définira les conditions et capturera enfin la vraie valeur de notre avenir.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits humains et écrivain. Actuellement chancelier de l’Université Lumumba.

 

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