Allocution d’ouverture de la directrice générale, Kristalina Georgieva, au Forum mondial sur la concurrence de l’OCDE
Introduction
C’est un réel plaisir de participer à ce forum véritablement mondial des hauts responsables de la concurrence, au moment où vous célébrez le cap des 20 ans passés à promouvoir une concurrence fondée sur les règles.
Vous menez une noble mission. Une saine concurrence est une excellente source de motivation car elle incite les entreprises et les individus à se dépasser. De ce fait, elle stimule l’innovation et l’emploi, accélère la croissance de la productivité et rehausse les niveaux de vie.
L’état de la concurrence a de profondes incidences sur la stabilité macroéconomique et financière, ce qui lui confère donc une pertinence directe pour la mission du FMI. De plus, à l’heure où l’élaboration des politiques tend à se spécialiser, il est encore plus important d’étudier les répercussions que les actions auxquelles chacun de nous se consacre auront sur notre objectif commun de stimuler le dynamisme économique et la croissance. Cela est d’autant plus vrai que le dynamisme engendré par la concurrence sera essentiel à la résilience des économies au lendemain de la pandémie.
Or, depuis notre poste d’observation, nous constatons qu’un certain nombre de tendances mondiales atténuent la concurrence au lieu de l’intensifier.
Le 20e anniversaire de ce Forum est l’occasion idéale de réfléchir à ces grandes tendances. Rétrospectivement, on constate que les dernières décennies ont été marquées par une progression du pouvoir de marché. Cet anniversaire offre également un tremplin naturel pour examiner les tendances plus récentes apparaissant dans le monde sous l’effet de forces de fragmentation qui influent aussi bien sur le commerce que sur la situation géopolitique. Si rien n’est fait pour les freiner, ces tendances risquent de porter davantage atteinte à la concurrence et de compliquer le travail des responsables de la concurrence et des décideurs macroéconomiques.
La question est donc de savoir comment vaincre cette fragmentation croissante et adopter l’approche coopérative nécessaire pour stimuler la croissance et favoriser une prospérité partagée.
Les répercussions macroéconomiques néfastes d’un pouvoir de marché excessif et les mesures pour en freiner la progression
Regardons d’abord ce qui s’est passé : au cours des vingt dernières années, la progression du pouvoir de marché a porté préjudice à l’investissement et à la production au lieu d’y contribuer. Et elle a été de plus en plus néfaste aux travailleurs en procurant aux grandes entreprises une influence démesurée sur les marchés de l’emploi, avec d’extraordinaires bénéfices à la clé. Le FMI estime que la progression du pouvoir de marché explique pour 10 % au moins la baisse de la part des revenus revenant aux travailleurs dans les pays avancés.
Ensuite, et cela nous tient particulièrement à cœur au FMI, un affaiblissement de la concurrence risque de réduire l’efficacité des politiques monétaires et budgétaires. Pourquoi ? Parce que les entreprises qui disposent d’un pouvoir de marché excessif ont souvent d’énormes réserves de liquidités, ce qui les rend moins réactives aux taux des marchés et aux mesures de relance budgétaire.
Ajoutez à cela l’impact de la pandémie. Même si des mesures de soutien décisives des pouvoirs publics ont aidé nombre de petites entreprises à survivre, nous avons également assisté à une intensification des tendances anticoncurrentielles. Cette hausse de la concentration des marchés due à la crise pourrait freiner l’investissement en capital et l’innovation. Cela pourrait entraîner une diminution de 1 % du niveau du PIB dans les pays avancés à moyen terme, ce qui représente un sérieux coup dur car selon les projections, la croissance de ces pays devrait rester faible à moyen terme.
Alors que faire ? Comment les gouvernements peuvent-ils enrayer l’excès de pouvoir de marché et encourager une croissance plus forte et plus inclusive ?
Commençons par un certain nombre d’éléments des cadres d’action en matière de concurrence sur lesquels ont travaillé vos pays. L’Allemagne et l’Autriche ont renforcé le contrôle des fusions en examinant les acquisitions de petits acteurs en fonction du prix de la transaction. L’Australie et le Royaume-Uni réalisent des enquêtes sur les marchés pour repérer les problèmes et y remédier dans les meilleurs délais.
L’amélioration de la compétitivité des marchés du travail est une autre priorité fondamentale. Pour nombre de pays, cela signifie d’empêcher les accords de « non-débauchage » entre entreprises ou de mettre un terme aux clauses de non-concurrence pour les travailleurs moins qualifiés dans des secteurs tels que le commerce de détail ou la restauration rapide.
En outre, le renforcement des règles de portabilité et d’interopérabilité des données peut dynamiser l’économie numérique, tout comme la portabilité des numéros de téléphone dans l’Union européenne et aux États-Unis a stimulé la concurrence entre les opérateurs de téléphonie mobile.
Les propositions de législation sur les marchés numériques de l’Union européenne et de loi sur l’innovation et le choix en ligne aux États-Unis (American Innovation and Choice Online Act) nourrissent des débats fort utiles. Et bien entendu, dans nombre de vos pays, il est capital de disposer de budgets adéquats pour élaborer des mesures et les mettre en application !
Trois tendances qui portent atteinte à la concurrence et les moyens d’y remédier
Pourtant, alors même que nous continuons de lutter contre l’influence grandissante du pouvoir de marché, nous voyons se dessiner à l’échelle mondiale trois tendances, qui présentent des risques pour la concurrence et pour une reprise post-pandémique résiliente. La responsabilité de contrecarrer ces tendances et de dynamiser les économies ne repose pas sur vos seules épaules. Les responsables des politiques macroéconomiques doivent aussi être conscients des risques pesant sur la concurrence et des coûts qui y sont associés.
La première de ces tendances est le découplage technologique.
Nous sommes de plus en plus confrontés à un « mur de Berlin numérique », bâti sur des restrictions à l’importation et à l’exportation, et à une diminution de la coopération en matière de recherche scientifique. Cette tendance pourrait aggraver la situation de chacun, des grandes puissances économiques aux pays les plus pauvres.
Si les États-Unis, l’Union européenne et la Chine en venaient tous à opter pour le « découplage », le jeu de la concurrence entre entreprises serait de plus en plus restreint par rapport à aujourd’hui. Des acteurs technologiques déjà dominants remporteraient des parts de marché encore plus grandes et seraient de moins en moins incités à continuer d’innover.
Les normes technologiques mondiales pourraient aussi être rompues, réduisant l’interopérabilité d’outils dont dépendent les entreprises. Et la capacité d’échanger des données et de s’appuyer sur le travail de chacun serait d’autant plus réduite.
Dans un tel scénario, les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire seraient obligés de choisir leur camp, et une fois captifs, ils risqueraient de faire face à des hausses de prix, une détérioration des services et une diminution de leurs perspectives de développement. Et cela se payerait à l’échelle mondiale : selon le scénario, le découplage pourrait entraîner pour le PIB mondial un manque à gagner compris entre 3 et 6 % au cours des dix prochaines années environ.
Comment les autorités de la concurrence et du commerce peuvent-elles préconiser au mieux le maintien d’un secteur technologique « couplé » et éviter ainsi des pertes si graves ?
Une étroite collaboration entre les organismes nationaux de sécurité et de cybersécurité à l’intérieur des pays est fondamentale. Les décideurs dans les domaines tels que les droits de propriété intellectuelle et la confidentialité des données apportent aussi un utile éclairage. En travaillant ensemble, vous pouvez donner aux dirigeants de vos pays un choix plus vaste d’options pour contribuer à réduire les divergences.
L’OCDE et d’autres enceintes multilatérales peuvent également faire davantage pour diffuser les meilleures pratiques et renforcer la coordination internationale. Il n’est guère utile qu’un pays s’attaque au comportement anticoncurrentiel d’une grande entreprise technologique si ses concurrentes étrangères tout aussi puissantes restent indemnes.
Passons maintenant à la deuxième tendance mondiale : les restrictions commerciales.
Nous savons tous qu’en réduisant la concurrence étrangère, nous nous retrouvons avec des chaînes d’approvisionnement soumises à de plus fortes tensions, des prix plus élevés pour les consommateurs, moins d’innovation et un potentiel de croissance diminué.
En 2019, le FMI a calculé que les tarifs douaniers créés ou augmentés au cours des deux années précédentes avaient réduit le PIB mondial de 0,4 %. Ces restrictions mises en place avant la pandémie sont encore en grande partie en vigueur et elles continuent de freiner la production mondiale.
Voici la bonne nouvelle : dans l’ensemble, nous avons fait mieux durant la pandémie. Certes un certain nombre de mesures commerciales ont posé problème dans un premier temps, mais la crise elle-même n’a pas entraîné de protectionnisme à outrance, notamment dans les domaines des produits alimentaires et pharmaceutiques et des fournitures médicales, ce qui est tout à l’honneur des gouvernements et, j’en suis sûre, de beaucoup d’entre vous.
Cela dit, certaines restrictions dans ces domaines ont contribué à l’immense injustice vaccinale à laquelle nous assistons aujourd’hui. En plus de rendre la reprise mondiale plus inégale et plus fragile pour tous, cette dernière nous expose au risque de nouveaux variants, lequel s’est hélas matérialisé avec le variant « omicron ».
Malgré les échanges constructifs visant à fluidifier les exportations de vaccins vers le mécanisme COVAX, il reste beaucoup à faire, à la fois pour assouplir les restrictions imposées durant la pandémie et pour relancer le système commercial plus globalement.
À cet égard, les réformes mondiales sont en grande partie au point mort. Et nous ne pouvons pas tenir pour acquise l’ouverture actuelle des échanges.
Le rôle moteur de l’OMC insuffle une nouvelle énergie au moment où nous cherchons des solutions à nombre de questions, qu’il s’agisse des subventions qui faussent les échanges et des droits de douane industriels qui sont un problème depuis longtemps, ou des domaines en rapide évolution tels que les services échangeables, l’investissement et le commerce électronique. En outre, il existe une vraie soif de nouveaux accords, comme nous l’avons constaté la semaine dernière avec la conclusion par l’OMC de son Initiative conjointe sur la réglementation intérieure dans le domaine des services.
Cela m’amène à la troisième tendance mondiale : le changement climatique.
Les pays doivent non seulement s’unir pour enrayer le réchauffement de la planète, mais ils doivent aussi tout mettre en œuvre pour éviter des mesures climatiques asymétriques ou non coordonnées.
Pensons aux différences considérables des prix du carbone entre les marchés, qui risquent de fausser la concurrence, car un certain nombre de pays ne prennent pas les mesures d’atténuation appropriées. Et les « fuites de carbone », c’est-à-dire lorsque les mesures prises par un pays pour réduire les émissions entraînent une délocalisation de la production dans un autre pays, risquent de dissuader les pays d’augmenter leurs prix du carbone.
Les tentatives faites pour limiter ces fuites au moyen d’ajustements du carbone aux frontières présentent des difficultés d’ordre pratique. Si elles ne sont pas soigneusement conçues et coordonnées entre partenaires, elles risquent de porter atteinte à la coopération dans la lutte contre les changements climatiques et même d’entraîner des représailles commerciales.
Au lieu de cela, nous avons besoin de mesures qui envoient les bons signaux-prix sur le coût des changements climatiques mais qui ne nuisent pas pour autant à la concurrence, au commerce et à l’investissement. J’ai hâte de travailler avec l’OCDE et d’autres acteurs sur l’équivalence des différentes approches en matière de tarification du carbone.
Nous avons formulé une proposition consistant à établir un prix plancher international du carbone pour les gros émetteurs. Elle est efficace, pratique et flexible, elle permet de réglementer tout en assurant une tarification explicite et de différencier les pays en fonction de leurs niveaux de développement. En plus d’assurer des réductions d’émissions satisfaisantes dans le monde entier, cette proposition devrait aussi favoriser l’équité et une concurrence plus loyale dans les différents secteurs et pays.
Conclusion
Voilà un point idéal pour conclure : l’équité et la concurrence loyale, deux notions essentielles à l’échelle mondiale et nationale.
Fort de sa vision d’ensemble de l’économie mondiale et de sa perception détaillée de chacun de ses 190 pays membres, le FMI est attentif aux interactions à la fois positives et négatives entre les différentes mesures, et à leurs incidences au niveau national et international.
Voilà aussi pourquoi nous sommes convaincus qu’il est si important de travailler ensemble. Cela concerne le FMI et l’OCDE, mais aussi les pays coordonnant les différentes mesures, ou encore les agences nationales de réglementation de la concurrence collaborant avec les responsables des politiques macroéconomiques dans chaque pays. Car la concurrence dans le monde repose autant sur les mesures prises par les pouvoirs publics de chaque pays que sur la coopération internationale.
Pour vaincre la fragmentation à l’origine des tendances mondiales qui mettent la concurrence en péril, nous avons besoin d’une coopération beaucoup plus forte, que soit dans les pays ou à l’échelle mondiale.
Ensemble, diffusons ce message haut et fort : si vous tenez à l’innovation, à l’emploi et à une prospérité largement partagée, vous devez tenir à l’amélioration des politiques de la concurrence !
Merci.
FMI.ORG