Le rapport « The Sentry » sur la corruption à la base des sanctions américaines sur les dirigeants de la CENI

PAR Deskeco - 19 mar 2019 09:53, Dans Actualités

« The Sentry », une ONG américaine qui lutte notamment contre la corruption, a publié en septembre 2018 un rapport intitulé « Élections en RDC : reports et signaux d’alarme ». Cette enquête est passée quasi inaperçue dans l’opinion publique congolaise et est restée dans un cercle fermé des premiers observateurs de la RDC et loin des médias congolais.

Pourtant, c’est ce rapport qui est à la base des sanctions des USA, prononcées en février 2019, notamment contre les dirigeants de la Commission électorale nationale indépendante (CENI). En effet, le rapport « The Sentry » a exploré « une série de faits alarmants relatifs au processus électoral en RDC, notamment des allégations de corruption dans l’attribution de contrats liés aux opérations d’enrôlement des électeurs.

Tout aussi, The Sentry a-t-il révélé, à travers son rapport, « le manque de transparence dans la gestion financière de la Commission électorale nationale indépendante ». Ces questions  sont importantes quant à l’intégrité des listes électorales et, in fine, à la crédibilité du processus électoral lui-même. Au point que la Réserve fédérale américaine s'en saisisse pour sanctionner les dirigeants de la CENI.

Accusés de corruption

Le secrétaire d’Etat américain a annoncé, le vendredi 22 février, des sanctions spécifiques contre Corneille Nangaa et Norbert Basengezi, respectivement président et vice-président  de la Ceni mais aussi contre Marcellin Mukolo Basengezi, le conseiller du président de la CENI. Deux autres personnalités étaient visées notamment Aubin Minaku, président de l’Assemblée nationale, et Benoît Lwamba, Président de la Cour constitutionnelle.

Ces nouvelles sanctions ont été prises sur la base d’une loi des USA qui prévoit que "si le Secrétaire d’État dispose d’informations crédibles indiquant que des fonctionnaires de gouvernements étrangers ont été impliqués dans une corruption grave ou une violation flagrante des droits de l’homme, ces personnes et les membres de leur famille immédiate ne peuvent entrer aux États Unis".

Pour le cas d’espèce, les dirigeants de la CENI ont été sanctionnés parce qu’ils ont été impliqués, selon les USA, dans « la corruption ».  Dès lors, des restrictions de visas ont été imposées à la haute direction de la CENI ainsi qu'à leurs familles.

Dans son communiqué, le secrétariat d’Etat américain dit expressément que "ces personnes se sont enrichies par la corruption », parlant des dirigeants de la CENI.

En réaction à ces sanctions, le rapporteur de la Ceni, Jean Pierre Kalamba, a rejeté tout en bloc dans un communiqué du 23 février." Nous avons appris avec stupéfaction, ce vendredi 22 février 2019, par le biais du communiqué du Département d'Etat américain, les sanctions interdisant l'entrée dans l'espace américain aux autorités de la Commission électorale nationale indépendante.... Cependant, elle (la Ceni) rejette les allégations de corruption et/ou des violations de droits de l'homme, d'abus ou d'atteinte à la démocratie dans l'exercice de sa mission telles que formulées dans le communiqué ".

DESKECO.COM a cherché à découvrir les soubassements des sanctions américaines contre particulièrement les dirigeants de la CENI et est tombé sur le rapport de The Sentry qui indexe les dirigeants de la Centrale électorale par rapport à leur « participation à des activités financières illicites ».

Contrats politiquement négociés  
Selon le rapport de The Sentry, « des fonctionnaires de la CENI auraient favorisé certaines entreprises durant la préparation des élections, et ce de manière intentionnelle et par intérêt financier propre ». Le conditionnel ici est juste pour la forme (il est d'usage dans la rédaction des rapports des ONG) mais le rapport de cette institution américaine donne des preuves de l’implication des dirigeants de la CENI dans la violation des règles de passation de marché public.

Plus concrètement, l’ONG américaine reproche aux dirigeants bien ciblés de la CENI la « participation à des activités financières illicites ». « Des documents examinés par The Sentry soulèvent des questions importantes sur la procédure de gestion des marchés publics au Congo dans le cadre de ces élections, et sur la manipulation éventuelle des critères d’évaluation technique dans l’optique de favoriser certaines entreprises. …Les critères d’évaluation technique des soumissionnaires pour le marché d’acquisition de kits d’enrôlement biométrique des électeurs ont été délibérément manipulés pour privilégier un soumissionnaire en particulier », allègue le document.

En effet, le 10 février 2016, la CENI avait annoncé un appel d’offres public visant la procédure d’enrôlement des électeurs. La publication du BCECO divisait la procédure d’appel d’offres en trois marchés : la fourniture de 20 000 kits d’enrôlement biométrique des  lecteurs et l’assistance technique lors de la procédure d’enrôlement, la fourniture de 54 millions de cartes d’électeur et enfin, un marché visant à fournir des groupes électrogènes pour veiller à la bonne marche de la procédure électorale.

Outre la société française Gemalto, les autres candidats à ce marché étaient la société belge Zetes et Super Tech Ltd, fournisseur de services informatiques et de communication implanté au Ghana. Le marché provisoire publié par le BCECO le 3 juin 2016 représentait 44 660 871,10 dollars, soit le plus gros contrat d’enrôlement des électeurs attribué à ce jour. Au finish donc, c'est Gemalto et son sous traitant congolais, Sitele Sarl, qui ont gagné le marché.

L’enquête de The Sentry révèle que She Okitundu, alors juste sénateur et membre influent du régime, actuellement ministre des Affaires étrangères du gouvernement sortant, aurait rencontré des représentants de la multinationale de sécurité numérique Gemalto SA, et ce, avant l’ouverture officielle d’un appel d’offres pour l’acquisition de kits d’enrôlement biométrique des électeurs. Après cette rencontre, il s'est avéré que c’est Gemalto qui a remporté le contrat d’une valeur de 44 millions USD.
« La rencontre entre Okitundu et Gemalto avant même l’ouverture officielle de l’appel d’offres est un pied de nez à la loi congolaise, qui dispose que les marchés publics doivent être attribués sans négociation préalable avec les soumissionnaires », note The Sentry dans son rapport.

Autrement dit, Kinshasa a négocié au préalable avec Gemalto pour l'attribution de ce marché. Ce qui suppose que cette entreprise française a été favorisée dans l’obtention de ce marché de fourniture des kits d’enrôlement.

Un sous-traitant débarqué pour des intérêts obscurs


Outre ce favoritisme dans l’attribution du marché des Kits d’enrôlement à Gemalto, le rapport indexe les dirigeants de la CENI pour avoir arraché le marché du sous-traitant Sitele Sarl pour l’attribuer à une autre entreprise. Pire, la Centrale électorale a modifié les détails techniques du cahier des charges qui ne correspondait plus aux critères initialement spécifiés dans l’appel d’offres.

Sans raison fondée, la CENI a récusé le sous traitant Sitele et a imposé à Gemalto un autre sous-traitant, en violation de la loi.  Dans un courrier adressé à la CENI et à Gemalto, des représentants de Sitele affirment que si l’entreprise a perdu le contrat de soustraitance de l’assistance technique pour l’enrôlement des électeurs, c’est en partie « à cause des intérêts financiers personnels de plusieurs responsables de la CENI », renseigne encore le rapport.

Dans un courrier à la CENI en date du 26 juin 2017, Sitele affirme que Nangaa avait dépêché deux représentants pour lui proposer 200 000 dollars en guise de dédommagement pour le manque à gagner. Sitele a refusé les fonds puisqu’aux termes du contrat initial, l’entreprise aurait été en position d’obtenir environ 1,5 million USD de bénéfices.

De 60 jours à 18 mois
Au début du processus électoral, la durée de la période d’enrôlement des électeurs avait été initialement fixée à 60 jours. Or, ce processus ne s’est achevé que le 30 janvier 2018, soit près de 18 mois plus tard. Selon un représentant de Sitele, l’ingérence de la CENI dans l’accord de sous-traitance signé par Gemalto a permis à la commission électorale « d’exercer un contrôle plus direct sur la mise en œuvre technique du processus d’enrôlement des électeurs ».

En changeant les détails du cahier de charge, la CENI a mystifié le processus d’enrôlement   des électeurs dans l'ultime but d’allonger le temps des opérations.

Dans un courrier adressé à The Sentry, un responsable de Sitele a laissé entendre que les efforts déployés par la CENI pour changer de sous-traitant « étaient un moyen non seulement de détourner des fonds publics, et permettre ainsi d’allonger la durée du processus électoral, mais également de s’assurer le contrôle de l’enrôlement des électeurs. Sitele […] serait en mesure d’apporter la preuve qu’il est techniquement possible d’organiser des élections dans un court délai de trois mois, au lieu d’un an ».


« Il est toutefois évident que les choix techniques de la CENI – en ce qui concerne notamment la date de lancement de l’appel d’offres et la modification des aspects techniques du cahier des charges – ont débouché sur un processus plus onéreux et plus fastidieux », conclut The Sentry.

Controverse sur la machines à voter

Tout aussi, cette ONG américaine démontre dans son rapport comment l’obstination de la CENI à utiliser un système électronique de vote onéreux et très controversé est devenue un véritable enjeu électoral contribuant à des manifestations politiques réprimées par les forces de Sécurité.

"De nombreux observateurs, dont The Sentry, ont exprimé des préoccupations concernant les failles de sécurité des machines, la méfiance du public à l’égard de la technologie, ainsi que les allégations de corruption et d’enrichissement personnel de responsables de la CENI à la faveur d’un marché de 150 millions de dollars attribué sans appel d'offres".

C'est au regard de tous ces faits que The Sentry, dans ses recommandations à l'issue de son enquête, a demandé aux USA d'infliger des sanctions contre notamment “les membres influents” du régime et donc aussi les dirigeants de la CENI.

Contactée par DESKECO.COM pour avoir un avis général de la CENI sur ce rapport, la responsable de communication de la Ceni, Marie France Idikayi, a estimé que le rapport de The Sentry n'avait plus de "pertinence" actuellement dès lors qu'il avait été publié il y a plusieurs mois avant, soit en septembre 2018. "On n'a aucun commentaire à faire", a-t-elle dit.

Dans sa mission, The Sentry traque « les flux monétaires illicites avec pour objectif de faire en sorte que ceux qui tirent profit des génocides ou autres atrocités de masse commis en Afrique en paient les conséquences, et d’instaurer des conditions propices à la paix et au respect des droits de l’homme ».

 

DESKECO

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